Par Philippe Portalier, Paris
Publié en janvier 1990 dans LE FIACRE REVUE DE LA TRES SAINTE COMPAGNIE SECRETE DU TIRAMISOU

C'était dans l'approche bleutée d'un beau soir de janvier, alors que le couchant dans sa clémence éternelle baignait déjà de rouge les pointes des campaniles. Au sortir d'une étroite ruelle, la façade dorée du Gran Teatro della Fenice m'apparut dans toute sa splendeur. C'est alors que se produisit l'une de ces manifestations de l'étrange qui surviennent si souvent à l'improviste à Venise, surtout à l'époque du Carnaval.
Je fus tiré de ma contemplation par une imperceptible rumeur qui semblait se préciser à l'un des coins du petit Campo, alors presque désert. On aurait dit le chuintement grandissant de la mer lorsqu'elle se retire. L'esprit attisé par la curiosité, je tournais résolument toute mon attention vers l'obscure ouverture, dans l'attente – qui sait? – du déferlement d'une énorme vague.
Et soudain je vis la proue d'un sceptre fendre les airs devant les remous indigo des robes de trois personnages énigmatiques. Je compris qu'il s'agissait de l'escorte avancée de l'un des seigneurs du Carnaval, dardant vers le public médusé le bec inquiétant de leurs masques de « medicina della peste ». Je vis alors le Haut Dignitaire de la Fête faire halte sur les marches blanches du théâtre et imposer un silence admiratif en brandissant sa crosse pontificale. Puis d'un geste auguste, il ouvrit le sobre drapé noir de son manteau sur la rivière étincelante de couleurs de son plastron et salua sa cour.
Ainsi fis-je la connaissance de Roberto Garcia York, paré de son costume de « Stendhal protégé de la Peste ».
Artiste peintre à la ville – Paris qu'il a adopté voici déjà vingt ans–, Roberto est passionné par le Carnaval et sa scène vénitienne, où il peut exprimer tout son art. Avec l'expérience et la malice d'un Brighella*, il aime jouer des tours à la réalité pour mieux la faire épouser nos rêves. Aussi est-ce tout naturellement que sa peinture évoque l'imaginaire fantastique de Magritte et le surréalisme subliminal de Dali. La délicatesse de son touché de pinceau donne également à penser à Leonor Fini. La soixantaine dynamique couronnée d'un panache blanc, il estime que « l'inconscience absolue » nourrit son œuvre : c'est un rêveur aux yeux ouverts sur l'homme et son monde – il a une prédilection pour les portraits très personnalisés. Roberto attend ainsi que la Muse du poète lui inspire une « comédie » qu'il « visualisera » en un tableau. Alors, avec toute sa fantaisie, il réalisera cette image dans ses moindres détails et ses plus délicats raffinements. Même s'il se plaît à confier que le résultat ne lui semble jamais égaler en beauté son « rêve original », notre modeste appréciation reste le plus souvent laudative devant la richesse de son imagination.
Véritable magicien du rêve, Roberto conçoit ses costumes comme de véritables tableaux vivants, toujours entourés de nombreux symboles évoquant tour à tour et non sans humour l'Univers, ses fables ou ses destinées personnelles. Ainsi a-t-il créé le « Spectre de la Rose » et « Stendhal protégé de la Peste » en 1988 ; « L'Eclipse », « Le Comte d'Artois à Bagatelle » et « Le Neveu de Pierrot » en 1989; «La Rencontre de l'Orient et de l'Occident», « L'Espérance de Pandora » et « Le Seigneur de la Voie Lactée » en 1990.
Dans sa démarche, le costume n'est qu'une excuse pour créer. Pierres, perles, tissus moirés, effets de plissés : toute matière ou procédés sont bons pour donner un aspect luxueux à ses costumes. Il prend un malin plaisir à détourner l'usage des matières, à l'instar de cette vilaine mousse de polyuréthane d'isolation qu'il transforme en magnifiques chapeaux sculptés. Nombreux, les accessoires tels que gants, sceptres, bagues, broches, et autres parures sont nécessaires, selon Roberto, pour « faire exister » le costume. La réussite de ses masques réside dans le soin qu’il apporte à chaque détail. Enfin, il donne leur dimension finale à ses costumes en créant, chaque fois que c’est possible, un ensemble vivant à plusieurs personnages pour l'accompagner dans sa quête libertine.
Sans être attachés à une époque ou à une culture précise, les costumes de Roberto sont néanmoins faits dans l'esprit de Venise. Car Venise est le « seul lieu possible », au monde, « sans trottoirs ni feux rouges », à pouvoir accueillir ses créations. « C'est aussi la meilleure scène du monde car on s'y sent attendu. »
En effet, se produire à Venise lors du Carnaval représente, pour Roberto, le « fruit misérable mais adorable de la vanité ». Suscitant une sensation intense de liberté, l'action de se « déguiser » permet de renouer merveilleusement avec les traditions de libertinage des XVIe et XVIe siècles vénitiens. Revêtir un costume, c'est pouvoir fuir la torpeur de l'enchaînement quotidien, et vivre une sorte « d’élévation spirituelle », dans une « purification collective de la chair ». D’ailleurs pour Roberto, la signification étymologique de Carnaval ne fait aucun doute à cet égard, puisque « carne levare » veut dire mot à mot « ôter la chair ». Et depuis des millénaires, païens autant que chrétiens sont à la recherche d'une telle élévation. Mais alors, comment quitter son corps ? Comment se défaire de son visage ? Comment changer de peau ? Et surtout, comment le faire vraiment et pas seulement en s'illusionnant avec des mots ? La réponse de Roberto est simple : « Grâce au masque nous pouvons couvrir notre corps pour pouvoir mieux le quitter, et changer notre peau sans l'abandonner vraiment. La mascarade c'est la possibilité de vivre le rêve et la réalité. »
Ainsi Roberto vit-il son entrée sur la scène de Venise, son libertinage durant le Carnaval, et sa sortie en grand acteur. Mais le plus grand plaisir de Roberto au Carnaval de Venise, c'est de lire la joie sur le visage des gens, de voir les expressions et les regards qui s'allument à son passage : « Je goûte le plaisir de ces enfants, ces jeunes ou ces personnes âgées enthousiasmées et cela comble tous mes efforts. ». La spontanéité des commentaires, même erronés, l'intéresse. Ainsi, costumé en « Comte d'Artois à Bagatelle », a-t-il eu la surprise d'entendre qu'il était admirablement déguisé « en cosmonaute », à moins que ce ne soit « en martien ». Même si les gens ne saisissent pas immédiatement la symbolique de ses costumes, son apparition ne passe jamais inaperçue : heureusement, car il en serait mortifié !
Alors onze mois d'efforts dans l'année pour quelques heures de plaisir ? Non, car la passion vit toute l'année grâce à l'impatience des retrouvailles de l'année suivante et l'espoir que les gens qu'il connaît soient mieux costumés que lui. Et puis pour Roberto une chose est sûre : « Les souvenirs voyagent toujours en première classe. »

Photo (l’éclipse) : Philippe Portalier, Paris 1989
